L’alphabet de Colette pour «choses du monde et questions de chair»

Marco Dotti
6 min readDec 20, 2023

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«Méri Cristemasse ! Méri, méri Cristemasse ! » Avec ces paroles, marquées d’un fort accent méridional et de cette diction insouciante et gaie que seuls les enfants affichent sans embarras, la « petite Colette », fille de l’écrivain Gabrielle et de son second mari, Henri de Jouvenel, adressait à une mère qu’un panorama intriqué d’affections, engagements artistiques et charges imposés par une mondanité toujours croissante, aurait bien vite éloigné d’elle.

Dans un article publié sur « Paris-Soir », le 24 décembre 1939, intitulé significativement Noël de guerre, Colette se souvenait avec joie des années où sa petite fille –à laquelle, outre les noms de Colette Renée, elle avait donné son surnom, Bel Gazou, « belle langue » en provençal — baragouinait ces vœux pleins de fautes, et jouait « avec le pouvoir magique des syllabes », en se risquant à de fantaisistes demandes de cadeaux.

« Elle demandait », se souvient Colette, « des pantalons de velours à grosses côtes, de journalier, et une ceinture de laine rouge, à entourer trois fois autour de la taille, comme la taillole avec laquelle les ouvriers du midi enserrent fort leurs flancs ». Pourquoi ne pas la contenter, en niant à son enfance le droit de demander ce qui pour un adulte paraît déraisonnable ou absurde ? Même Noël que les enfants « croient immuable », risque de perdre ses propres signes particuliers, offusqué, poursuit Colette, par la « mobilisation », par la guerre, et par…le démon de l’utile. Peut-être concluait-elle, faudrait-il envoyer au front ces mêmes « petits gâteaux au massepain » qu’on donne aux enfants. Quoi de mieux, « en un moment aussi noir », qu’espérer trouver dans ces gâteaux « la potion magique qui suspende le temps » et ramène tout le monde à une « saine, infantile -mais inoffensive- irresponsabilité » ?

Dans les mois précédant l’accouchement, déjà, (en juillet 1913, à peu de temps de la disparition de sa mère Sido) l’écrivain préfigurait l’attente, et la stupeur, de retrouver sa petite fille derrière la porte, occupée à déballer ses cadeaux, et de se voir renaître –allusion de son deuxième prénom, Renée- en elle : « derrière la porte, dans cette chambre sombre, il y a mon dernier trésor de lumière, la voix, les rires de Bel Gazou ! ». Pour répondre à « une génération de parents découragés », incapables, à ses dires, de cueillir le drame entièrement moderne des « enfants à qui on nie leur enfance », Colette projeta d’écrire un supplément au Traité sur l’éducation des filles de Fénelon. Très vite, cependant, elle abandonna l’idée sans pour cela interrompre son œuvre de sondage minutieux de l’univers enfantin qui s’ouvrait maintenant à des formes, sens et couleurs tout à fait nouveaux, sous son regard de mère. Univers dans lequel, note Julia Kristeva dans Colette. Vie d’une femme (trad. de Monica Guerra, Donzelli, Rome 2004), «l’inquiétante familiarité » du nouveau-né « s’exprime par la force des choses en termes sauvages », et son extranéité –pareille, si ce n’est plus grande, à celle de tout homme ou femme- « frôle le monstrueux ».

D’Augustin à Rousseau, jusqu’aux modernes, peu d’écrivains, hommes ou femmes, ont adopté cette ambivalence de familiarité et extranéité, toujours perturbante, en cherchant, souligne encore Kristeva, «à recueillir le mystère de l’enfant dans sa différence, sans l’assimiler à l’adulte ». La clé la plus pertinente pour pénétrer dans cet univers mystérieux, et en sortir indemne, Colette la trouve, comme il lui arrive souvent, dans une anecdote prise dans le comportement, en particulier de sa petite chienne Nonoche. Attirée par une bande de chiens, Nonoche cesse de répondre aux appels de son chiot, désormais mûr pour le sevrage. Après avoir cherché en vain sa mère, « la tête confuse, plein de sable, le fils de Nonoche se relève stupéfait, et n’ose pas se demander pourquoi, ni suivre celle qui ne sera plus jamais sa nourrice, et qui, digne, s’éloigne le long de la ruelle obscure, vers le bois ensorcelé ».

C’est, souligne Kristeva, une des analyses les plus pertinentes sur l’enfance réalisée par Colette « qui, contre les conventions et écoutant ses désirs, découvre, comme une somnambule, les exigences psychiques d’une maternité saine : (…) c’est seulement lorsque la mère arrive à être aussi une amante et impose une distance optimale entre l’enfant et elle, que se réalise la condition même de la pensée, pour son enfant, et de la vie, pour tous les deux »[1]. Ce n’est pas un hasard si l’épisode est rapporté parmi les variations de fables de Les vrilles de la vigne (Viticci, au soin de Marie-Thérèse Giraud, Empiria, Rome 2004), un tournant dans la carrière de Colette, qui l’éloigne de la saga adolescente, et somme toute pathétique, des Claudine, la mettant sur la voie de cette écriture « polymorphe et métamorphique », capable de précipiter le lecteur « des paroles aux choses », grâce à une prose contrôlée et à un mode de représentation « par soustraction », soumise à une éloquence synthétique qui ne concède rien à la divagation et tout à l’imagination.

Ecrivain contre son désir (« Quand on peut pénétrer dans le règne enchanté de la lecture, pourquoi écrire ?»), « saltimbanque » scandaleuse, comme on l’appelait dédaigneusement dans les milieux grand bourgeois à cause des années passées au music-hall comme actrice en travesti [2] ,Colette ne représenta peut-être pas un exemple de dévouement résigné au foyer domestique ; mais elle fut la première femme, si on en croit Jean Cocteau, « à ne pas avoir peur de son propre ventre » poussée –c’est Colette, maintenant, qui parle- « par un besoin membru d’écrire » . Ecrire, notait-elle dans la Vagabonde, est une impulsion dictée par le « besoin littéraire de rythmer, de rédiger ma pensée », de le faire « danser », puisque « de vrai il n’y a que la danse, la lumière, la liberté, la musique ». « Il faut trop de temps pour écrire ! Et puis, je ne suis pas Balzac, moi », confirmait-elle, craignant peut-être de finir comme son père, qui, à sa mort, laissa des milliers de pages blanches, bien reliées, unique trace des romans dont il délirait continuellement.

« Une lettrée qui a mal fini, voilà ce que je dois rester pour tout le monde, moi qui n’écris plus, qui me refuse le plaisir, le luxe d’écrire ». En une occasion, pourtant, Colette réussit à composer d’un jet un de ses textes les plus importants et plus suggestifs : L’enfant et les sorties lui coûta, de fait, moins de huit jours. Maurice Ravel le mettra en musique et le mettra en scène à l’Opéra de Monte-Carlo, dix ans plus tard, le 21 mars 1925. Le travail, entièrement centré sur l’impatience et la rage d’un enfant qui se refuse à faire son devoir, attira l’attention de Mélanie Klein ; par une chronique du « Berliner Tageblatt » elle apprit la représentation viennoise de l’œuvre en allemand, sous le titre de Das Zauberwort, la parole enchantée- et s’en inspira pour une conférence importante tenue le 15 mai 1929 à la Société britannique de psychanalyse.

Animée d’un « prodigieux instinct de vie », comme l’écrira Pierre Mac Orlan, Colette ne se résigna pas à « penser la mort », et jusqu’à la fin de ses jours elle cultiva un défi à la recherche d’un « alphabet du monde et de la chair », défendant « avec sa plume imaginative » une indépendance qui va mûrir de pair avec son style.

Habituée à voir la vie même dans les pierres, dans les cristaux qu’elle collectionnait avec grâce et passion, ou chez les animaux et les insectes les plus humbles pour qui elle revendiquait «droit de vote et de citoyenneté », elle n’arriva pas à ne pas penser à la vie même dans les moments les plus sombres de son histoire.

Dans une lettre à son amie poétesse Marie de Régnier, plus connue sous le nom d’art (masculin) de Gérard d’Houville, Colette avait confié une idée d’intense laïcité : « peut-être nous deux seulement comprenons quelque chose à la mort, vous par sérénité, moi par indifférence, parce que je ne peux m’intéresser à quelque chose qui ne soit pas la vie ».

trad. de marie-ange patrizio

Notes

[1] On pourra à ce propos se reporter aussi à : « Les complexes familiaux », Jacques Lacan, Navarin Editeur, 1984. Et : Psychanalyse des enfants séparés. Études cliniques 1952–1986, de Jenny Aubry. Préface d’Élisabeth Roudinesco, Éditions Denoël, Paris 2003. Particulièrement : « le développement affectif de l’enfant ». (NdTr)

[2] En français dans le texte

article paru mardi 28 décembre 2004 sur le quotidien “il manifesto”

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